Les élections en Barbarie

Más sobre la primavera árabe (Spanish)                              

Après le triomphe du parti des Frères musulmans en Egypte, la presse occidentale n’a pas manqué d’exprimer son inquiétude. Quelques articles d’opinion suivis d’une pléthore de commentaires anonymes en bas de page les ont même qualifiés de « terroristes-prêts-à-nous-envahir », ce qui permettrait de justifier probablement quelque nouvelle intervention diplomatique, économique ou militaire dans la zone – de la part des mêmes qui, face aux véritables tragédies humanitaires, prennent leur temps, se cantonnent aux discours ou détournent le regard.

De toute façon, même si nous n’avons pas encore ce type de réponses internationales, la grande presse au moins – la presse bâillonnée qui bâillonne – joue son rôle traditionnel en réveillant les tribalismes ancestraux.

Pour nous qui sommes favorables à un progrès de l’histoire dans la ligne des droits des majorités et des minorités, des libertés individuelles et collectives qui passent avant toute hiérarchie politique et sociale, les réactions des islamistes les plus conservateurs ne représentent aucune promesse d’avancée dans une telle direction mais plutôt le contraire. Encore moins les puristes fanatiques comme les Talibans qui se prennent pour les maîtres de toute la morale de cet univers et se croient autorisés à l’imposer aux autres ; ou encore les dictateurs religieux ou séculiers à l’ancienne comme Al-Assad en Syrie, qui, dès qu’ils sentent leur trône menacé, fusillent des innocents dans leur propre peuple. 
Pour autant, les réactions basées sur n’importe quelle autre tradition religieuse n’en sont pas moins agressives et arbitraires, non tant par leur aspect religieux mais surtout de par leurs intérêts matériels. Comme dans les lettres de Christophe Colomb et dans les chroniques de tous ses successeurs, alors que sur chaque page on peut lire le nom de Dieu répété à l’envi, on observe en même temps de quelle façon leurs actions les conduisent toujours à l’or maudit des peuples sauvages.
Au cours des dernières décennies, l’accusation de terrorisme a facilité non seulement l’abolition de la maxime de Jésus qui préconise de tendre l’autre joue à son agresseur – ce qui peut se comprendre – mais elle a aussi introduit une prescription très audacieuse et créative qui dit : nous devons agresser celui qui pourrait nous agresser un de ces jours. C’est ce qu’on appelle l’autodéfense préventive. N’importe quelle loi de n’importe quel Code civil, ancien ou moderne, la condamnerait en tant que crime absurde ou paranoïaque. Mais pas les lois internationales qui sont restées médiévales et ne reposent pas sur le droit mais sur l’intérêt et la force. Même la plus ancienne des règles morales de l’histoire civilisée, répétée par les sages de la Chine à La Nouvelle Angleterre et en Extrême Occident – « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse » – est violée chaque jour au nom du droit à l’autodéfense.

Si nous étions naïfs, nous trouverions curieux que nous, les démocrates occidentaux, ayons soutenu des dictatures comme celle de Moubarak en Egypte et que lorsque le peuple élit quelqu’un selon le système électoral au nom duquel nous avons envahi plusieurs pays, nous les qualifions de terroristes simplement parce que nous n’aimons pas le vainqueur ou parce qu’il représente la culture et la religion de « l’ennemi ». La démocratie, c’est bon pour nous qui sommes civilisé et qui savons choisir, mais c’est mauvais pour eux parce que ce sont des barbares et qu’ils ne savent pas ce qu’ils veulent. Il en est de même pour notre nationalisme qui est du patriotisme, le bon, le nationalisme des autres   étant un terrorisme dangereux.

C’est étonnant que nous, les Occidentaux, appelions « terroristes-prêts-à-nous-envahir » les Égyptiens ou certains de leurs gouvernements dont nous devons nous protéger- et nous prémunir- quand on sait que l’Egypte comme n’importe quel autre pays périphérique n’a jamais envahi aucun pays occidental. L’Occident par contre possède une longue histoire d’invasions et de destructions de ce pays qui va   des invasions militaires par la France et l’Angleterre jusqu’aux invasions économiques comme par exemple celle en rapport avec l’histoire de son coton. Les puissances occidentales ont pillé et détruit ce pays assez régulièrement. Nous pouvons en voir une petite partie symbolique dans les musées du monde riche nommée par celui-ci « donations généreuses » – donations typiques des pays colonisés ou sous contrôle étranger.

Les Égyptiens n’ont jamais fait la même chose à aucune puissance occidentale non pas qu’ils soient « bons » mais probablement parce qu’ils ne possèdent pas d’armée aussi héroïque. Nous continuons néanmoins à répéter ce que la grande presse – le bras droit des pouvoirs sectaires, une autre forme de poursuite de la politique par d’autres moyens -injecte quotidiennement dans l’esprit et le cœur des démocrates, rationnels et compatissants.

 Auparavant, les cartes européennes désignaient les régions du nord de l’Afrique sous le nom de Barbarie. Aujourd’hui, la grande presse les qualifie de terroristes ou fanatiques qui veulent prendre le contrôle du monde. Ce sont deux façons de perpétuer la peur en Occident   et des agressions en perspective en Orient. Comme la grande presse de l’autre côté n’est pas très différente, au lieu d’un Dialogue des Cultures et des Civilisations, nous sommes face à une guerre des Sourds étendue, qui comme toute guerre sert les intérêts de quelques-uns au nom de tous.

Il est évident qu’un grand nombre de lecteurs intelligents n’adhèrent pas à ce discours. On peut supposer que ceux-ci seront chaque jour plus nombreux et les statistiques   rendent plus nerveux et plus agressifs ceux qui contrôlent le pouvoir dans le monde. Pour le moment, néanmoins, pendant qu’ils planifient quelque nouvelle révolution démocratique, ils continuent d’appliquer la bonne vieille méthode : mentez, faites peur, il en restera toujours quelque chose.

Jorge Majfud

 Tlaxcala 

Translated by  Pascale Cognet

Edited by  Fausto Giudice فاوستو جيوديشي

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À quoi sert la littérature ?

La Nausée

Image via Wikipedia

¿Para qué sirve la literatura? (Spanish)

What good is literature, anyway? (English)

¿Para qué sirve la literatura? (II) (Spanish)

What good is literature? (II) (English)

À quoi sert la littérature ?

par Jorge Majfud


Vous avez certainement, à de nombreuses reprises, essuyé la provocante question : « Bon, et à quoi sert la littérature ? », presque toujours dans la bouche d’un pragmatique homme d’affaires, ou, pire encore, d’un Goering de service, un de ces demi-dieux qui attendent toujours tapis dans les recoins de l’histoire, pour, dans les moments de plus grande faiblesse, sauver la patrie et l’humanité en brûlant des livres et en montrant aux hommes comment être des hommes. Et pour l’écrivain des coups ! Puisque rien n’est pire pour une personne avec des complexes d’infériorité que la proximité de quelqu’un qui écrit. Parce que s’il est vrai que notre financial time a fait de la plus grande partie de la littérature une pratique odieuse grâce à l’industrie du divertissement, il reste encore dans l’inconscient collectif l’idée qu’un écrivain est un subversif, un apprenti sorcier qui va çà et là mettant le doigt où ça fait mal, en disant des absurdités, dérangeant comme le ferait un enfant turbulent à l’heure de la sieste. Et il est assurément tout cela s’il prétend à une certaine valeur. N’est-ce pas la mission la plus profonde de la littérature au cours des cinq cents dernières années ? Pour ne pas remonter aux Grecs anciens désormais hors de portée pour un esprit humain qui tel un chien s’est finalement fatigué de courir après la voiture de son maître et se laisse emmener par le collier qui lui serre le cou.

Et pourtant, la littérature est toujours là, dérangeante depuis le début, vu que pour dire ses vérités il lui suffit d’un crayon et un papier. Sa valeur insigne est toujours la même : ne pas se résigner ni à la complaisance du peuple ni à la tentation de la barbarie. Pour tout cela il y a la politique et la télévision. Alors oui définitivement nous pourrions dire que la littérature sert à beaucoup de choses. Mais comme nous savons que nos inquisiteurs de service sont spécialement préoccupés par l’utilité et les bénéfices, il faudrait leur rappeler qu’il est bien difficile que, dans un esprit étroit, réside une grande intelligence. Une grande intelligence dans un esprit étriqué, tôt ou tard, finit étouffée. Ou elle devient haineuse et perverse. Mais, évidemment, une grande intelligence, perverse et haineuse, peut difficilement comprendre cela. Alors quand il ne s’agit même pas d’une grande intelligence…

De temps à autre, un politicien, un bureaucrate, un investisseur malin décide d’étrangler les humanités grâce à une coupe dans le budget de l’éducation, dans un ministère de la culture ou simplement en déchargeant toute la force du marché sur les très actives fabriques de sensibilités préfabriquées.

Bien plus sincères sont les fossoyeurs qui nous regardent dans les yeux et, avec amertume ou simple ressentiment, nous jettent à la figure leurs convictions comme s’ils n’étaient habités que d’une seule question : à quoi sert la littérature ?

Certains brandissent ce type d’instruments non comme doute philosophique mais comme une pelle mécanique qui, lentement, élargit une fosse pleine de cadavres vivants.

Les fossoyeurs sont de vieilles connaissances. Ils vivent ou font semblant de vivre mais ils sont toujours agrippés au pouvoir du moment. En haut ou en bas, ils ne cessent de répéter, avec des voix de morts-vivants, des superstitions utilitaristes sur le progrès et la nécessité.

Répondre sur l’inutilité de la littérature dépend de ce qu’on entend par « utilité », non de ce qu’on entend par « littérature ». L’épitaphe est-elle utile ? Et la pierre tombale sculptée, le maquillage, le sexe avec amour, les adieux, les pleurs, le rire, le café ? Est-ce que le football est utile, les programmes de télévision, les photos qui s’échangent sur les réseaux sociaux, les courses de chevaux, le whisky, les diamants, les trente pièces de Judas et le repentir ?

Rares sont ceux qui s’interrogent sérieusement sur l’utilité du football ou de la cupidité de Madoff. Ils ne sont pas rares (ou ils n’ont pas eu le temps suffisant) ceux qui demandent ou assènent à quoi sert la littérature ? Le foot est, dans le meilleur des cas, innocent. Bien souvent il s’est fait le complice des manipulateurs et des fossoyeurs.

La littérature, lorsqu’elle n’a pas été complice des manipulateurs, a été de la littérature. Ses détracteurs ne font pas allusion au respectable marché des best-sellers des émotions préfabriquées. Jamais personne n’a demandé avec autant d’insistance à quoi sert une bonne affaire ? Dans le fond, ce type de littérature n’est pas un souci pour les détracteurs de la littérature. C’est autre chose qui les inquiète. Ce qui les inquiète c’est la littérature.

Les meilleurs athlètes olympiques ont montré jusqu’où peut aller le corps humain. Les coureurs de Formule 1 également, moyennant quelques artifices. Même chose pour les astronautes qui ont marché sur la Lune, la pelle qui construit et détruit. Les grands auteurs ont montré tout au long de l’histoire jusqu’où peut aller l’expérience humaine, celle qui importe vraiment, l’expérience émotionnelle, le vertige des idées et la multiple profondeur des émotions.

Pour les fossoyeurs, seule la pelle est utile. Pour les morts-vivants aussi.

Pour les autres qui n’ont pas oublié leur condition d’êtres humains et qui osent aller plus loin que les limites étroites de leur propre expérience, pour les condamnés qui déambulent parmi les fosses communes mais ont retrouvé la passion et la dignité d’êtres humains, pour eux, c’est la littérature qui est utile.

Jorge Majfud, 4 de marzo de 2011

majfud.org

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Antonio Lopez.

Oulala (France)


Tout le poids de la loi

ruined beauty

Odpusti Naše Grehe (Slovenian)Image by Hilarywho via Flickr

Odpusti Naše Grehe  (Slovenian)

Tout le poids de la loi


Dans la matinée du 27 juillet, les journaux et la télévision donnèrent la nouvelle d’un rare crime commis à Sayago. Deux indigents avaient donné la mort à un troisième, possiblement dans la nuit du jour précédent. Quoique sans arriver à inquiéter, la nouvelle en a surpris plusieurs. Ce qui est raisonnable et, ce qui est plus habituel, c’est de tuer pour de l’argent, par orgueil ou pour quelque passion familiale. Et rien de cela ne pouvait avoir un pygmée vivant dans les décharges de la ville.

Jamais on ne sut exactement le motif de l’agression; et alors personne ne voulût en savoir plus lorsque le juge donna aux assassins dix années de prison. Mais moi, le juge, jamais je n’oublierai le cas et, quelques années plus tard, je visitai les prisonniers dans leur cellule. Je le fis en secret, comme d’habitude, parce que les gens se plaisent à dire que j’avais une préférence pour les criminels plutôt que pour les victimes. Maintenant si je devais dicter une sentence de nouveau, je leurs donnerais dix autres années supplémentaires; non par justice, mais par compassion. Je crois que je peux m’expliquer.

L’indigent assassiné était le docteur Enriquez, celui qui avait porté cette vie sans toit pendant les derniers six mois. Eusebio Enriquez était un chirurgien et avait perdu sa fille aînée dans une salle d’opération le 24 janvier, où lui–même prétendait la soulager d’une maladie incurable. Le chirurgien n’avait aucune raison de se sentir coupable, mais peu importe les raisons parce que, subitement, il devint fou et s’en fût de sa maison. Il traversa la ville sous une pluie de janvier et s’abandonna du côté des voies ferrées, à Sayago. Il se laissa pousser la barbe, devint sale et négligea ses vêtements; il maigrit rapidement et son visage se fit plus obscur et creusé, ce qui lui donna une apparence méconnaissable de sannyasin hindou. Il se rendit si en marge de la société qu’il cessa d’exister pour le gouvernement et pour le monde, et pour cette raison personne ne put le retrouver. Peu de temps après, il rencontra Facundo et Barbarroja, les deux hommes qui plus tard le tueraient à coup de barre de fer. Ni Facundo ni Barbarroja n’étaient des criminels, mais les gens en avaient peur ou, pour mieux dire, les fuyaient, comme si la pauvreté était contagieuse. Tandis qu’il y avait des gens qui croyaient en Dieu ou à l’Enfer et qui leurs donnaient des aumônes. Mais, peu à peu, la bonne conscience et les subsides décrûrent, et ces misérables en vinrent à intégrer l’inconscient national, la honte dissimulée d’une économie prospère ou prétentieuse.

Les deux hommes traînaient une vie presque nomade. Ils habitaient tous ou certains des recoins de la vieille station de chemin de fer, évitaient toujours que le gardien les découvre dormant dans quelque wagon abandonné, ou dans le dépôt de fer où ils se réfugiaient par temps de pluie. “Cet endroit est triste» se disait Enriquez, “tant mieux s’ils ne s’en rendent pas compte.”

Mais, je le répète, aucun des deux n’était capable de tuer un oiseau. Aussi il est vrai que pendant les six mois que dura cette convivialité, Enriquez ne leurs adressa la parole qu’une seule fois. Malgré tout, les mendiants ne lui gardèrent aucune rancœur. Ils savaient qu’il était un pauvre fou qui, autrefois, avait vécu comme les gens ordinaires, qu’il avait eu une maison et une auto et, jusqu’à une famille, parce qu’ils l’avaient vu fuir une femme élégante portant une robe propre. Ils avaient appris à cohabiter avec lui comme en famille, et paraissait muet ou handicapé. Certaines fois, lorsque le froid devenait intolérable et que ses mâchoires commençaient à trembler, ils lui donnaient une boîte de conserve replie d’herbes bouillantes. Et lui ne la repoussait pas.

Mais cet hiver fut l’un des pires dont se souviendront les mendiants. Les températures tombaient en dessous de zéro; les mares commençaient à geler et les pâturages devenaient blancs. Il était chaque fois plus difficile sinon impossible de se procurer des bouteilles de verre et encore plus de les vendre. Parce que les gens s’éloignaient de ces hommes qui, chaque année, dépérissaient toujours plus, négligeant leur barbe et leurs vêtements. Et ainsi, peu à peu, ils perdirent le peu de contact oral qui les réunissait au monde.

Barbarroja tomba malade de faim et Facundo commença à se plaindre toute la nuit de rhumatisme ou de quelqu’autre chose d’indéchiffrable. Les maladies et les souffrances crûrent jusqu’à se confondre en un unique enfer. Cependant, les deux mendiants continuaient d’espérer le printemps et la chaleur de l’été qui chaque jour paraissaient plus lointain.

Enriquez le savait. Il savait que cela pouvait être le dernier hiver de ses compagnons. Ils avaient les pieds gonflés et violets, leurs visages étaient pâles et renfoncés, leurs mains inutilisables. Seul les aidait un optimisme déprimant, selon lui.

Un matin, Enriquez ouvrit la bouche pour leurs dire la sentence de leur mort. Ce jour fut l’unique fois qu’ils parlèrent tous les trois et ils parlèrent durant des heures. Facundo et Barbarroja s’informèrent de qui était le fou et cela confirma presque tout ce qu’ils avaient imaginé. En réalité, le fou était ou avait été un homme riche. Un petit bourgeois, pour ses connaissances, mais un homme riche pour ces marginalisés.

La conversation se termina par un proposition du fou. “Il viendra plus de froid” leur dit-il, et “vous-mêmes mourrez. Déjà vous n’avez plus de défenses et vos corps agonisent. Ils endureront la souffrance jusqu’en septembre. Ou, dans le pire des cas, jusqu’en octobre. Mais vous mourrez. Et si vous avez la chance de survivre cette année, vous mourrez l’année prochaine, à la suite d’avoir souffert le double de ce que vous souffrirez cet hiver. Mais vous être si pauvre que vous n’avez ni même d’idées. Vous ne saurez pas comment sortir de cet enfer. Ni même de la façon la plus facile. Vous êtes si pauvre que vous n’avez même pas pensé à aller en prison où les gens jouissent d’un lit avec des couvertures et un toit, où ils mangent presque tous les jours. Vous êtes si pauvres que vous n’avez même pas les forces suffisantes pour voler dans un marché, parce que si vous l’essayeriez, ils vous sortiraient à coup de pommes de terre et vous en termineriez sur le pavé avec le front ensanglanté. Et s’ils vous emprisonnaient pour vol, ils vous remettraient à la rue au bout de deux jours parce que les prisons sont pleines, et parce que même le juge aurait pitié de deux misérables affamés. Mais, comme je suis médecin, je vais vous dire quoi faire pour vous en sortir.”

Les mendiants se regardèrent pour se consulter. Ils ne savaient guère quoi en penser. Ils commençaient même à douter de l’histoire qu’il leurs avait racontée au début, au sujet de sa famille et de sa vie antérieure.

“Pour aller en prison, pour plusieurs années, vous devez me tuer. Ne me regardez pas ainsi comme des idiots. Dissimulez cette stupidité honnête qui vous fait puer dans vos vêtements.”

Facundo et Barbarroja surent ou imaginèrent qu’en ce jour le fou était pire que jamais. Mais il continuait d’insister, avec un réalisme fanatique, sur la convenance de sacrifier un des trois.

– “Dieu nous punira” dit Barbarroja.
– “Dieu déjà vous a punis. Peut-être imaginez-vous un Enfer pire que celui-ci ? Voyez–vous ce que je vous dit ? Vous êtes si pauvres que vous n’avez pas d’idées. Déjà vous ne raisonnez plus. Dois-je venir pour vous dire ce que vous avez à faire ? De plus, pourquoi Dieu aurait-il à punir quelqu’un qui tue un assassin ? La Bible ne dit-elle pas « œil pour œil, dent pour dent » ? J’ai tué une enfant, ma propre fille. Auriez-vous de la compassion pour moi ?”

Les mendiants se levèrent et se retirèrent craintifs. Le fou commençait à leur faire peur pour de vrai. Le temps passa, une semaine ou deux, et ils n’en reparlèrent plus. Ni même ne l’approchaient et allaient jusqu’à éviter de le regarder. La journée du 24, il plût intensément. Facundo et Barbarroja emménagèrent dans le hangar de la station. Comme je l’ai dit auparavant, ils allaient là seulement les jours de pluie, parce que cela ennuierait le gardien de les trouver là. D’autre part, je crois qu’ils préféraient le wagon sans toit, parce qu’il était plus discret et que le vide noir de la hauteur de ce dépôt ne les dérangeait pas. (Malgré qu’ils vivent dans la rue et que je découvris qu’ils souffraient d’une forme rare d’agoraphobie).

Durant ce jour, le fou n’entra pas dans le hangar. Il demeurait sous la pluie toute la nuit comme un fantôme les mains dans les poches et regardait souvent dans le ciel les éclairs que la pluie obscure effaçait.

La journée du 25, le fou, épuisé par la faim et le peu d’envie de vivre, tomba inconscient. La journée du 26, les mendiants se décidèrent à lui apporter une tisane d’herbes bouillies. Mais il ne réagissait déjà plus. Son regard était perdu et à peine pouvait-il bouger les paupières. La peau était blanche et froide, il n’avait ni réaction ni sensibilité d’aucun type. Facundo appuya son oreille sur la poitrine du fou et constata qu’elle ne remuait presque plus. Pendant toute la nuit les deux hommes contrôlèrent en silence les quasis imperceptibles coups que rendait le cœur du fou. Ils attendirent et en prirent soin avec crainte et anxiété. Barbarroja commença à trembler comme jamais auparavant, les épaules contractées et sans pouvoir contrôler les lèvres qui paraissaient réciter un discours sans voix.

La journée du 27, le cœur du fou maintenant ne s’entendait plus et, à la nuit, ils le crurent mort. Mais il ne l’était pas. Par conséquent, la conclusion du médecin légiste était correcte : Eusebio Enriquez n’était pas mort de froid ni de faim, il fut assassiné de coups donnés par deux délinquants qui reconnurent le délit et qui se sauvèrent d’un lynchage certain à la sortie du procès, parce que la police les entraîna jusqu’à une camionnette où ils furent déposés comme déchets.

Jorge Majfud
Uruguay, 1998

Traduit de l’espagnol par:
Pierre Trottier, mai 2006
Trois–Rivières, Québec, Canada

Mémoires du sous-développement

Memories of Underdevelopment

Image via Wikipedia

Mémoires du sous-développement (I et II)

par Jorge Majfud

Une société manifeste un haut degré de développement par la manière dont ses membres se conduisent et à la qualité des relations que ceux-ci ont entre eux et non par un simple flot de capitaux.

Au grand Tomás Gutiérrez Alea

« I »

La production mal répartie

Lors de mon dernier séjour en Uruguay, j’ai entendu répéter quelques fois, dans des réunions entre amis, une blague du grand Luis Landriscina : un paysan insouciant était en train de dormir à l’ombre ; lorsqu’un Anglais lui demanda pourquoi il ne faisait pas produire son champ, l’autre lui répondit :

– Pour quoi faire ?

-Pour ensuite pouvoir te reposer, lui dit l’Anglais.

-Et qu’est-ce que je suis en train de faire ?, conclut avec malice l’éternel fatigué.

Cette histoire n’est pas seulement drôle, d’aucuns la trouvent empreinte d’une grande sagesse. Elle n’est pas mal en tant que philosophie personnelle, elle est très écologique et, au passage, c’est un camouflet dialectique qui est infligé à tous ces impérialistes qui nous ont tellement gâché notre histoire. En outre, le paysan latino-américain et le gaucho du Río de la Plata sont détenteurs d’une longue liste de vertus morales et humaines en général (la franchise, une rare avarice, le sens d’une fraternité humaine et non purement institutionnelle). Si à cela l’on ajoute une longue histoire de souffrances et d’exploitations, la critique radicale de l’une ou l’autre de leurs caractéristiques personnelles ou culturelles devient difficile. Mais personne n’est parfait et il convient de séparer la paille et le grain.

Ce genre de philosophie, qui est plutôt une pratique (ne pense pas au lendemain ; Dieu pourvoira pour l’homme comme il y pourvoit pour les oiseaux, selon Jésus et les Évangiles, dans le fond elle est chrétienne même si c’est le christianisme qui l’a enterrée plus profondément au nom d’un de ses produits contradictoires, le capitalisme), et ce type de personnage victimisé, que défendent, par correction politique, même les travailleurs les plus exploités, se répand encore sous diverses formes dans l’espace social de l’Amérique Latine.

Le problème se pose lorsque le sage insouciant, gourou créole ou simple pícaro [1] paresseux a besoin d’une aide urgente et en appelle à la solidarité, en maudissant le reste de la société (ou l’empire de « service » [2]) parce que « la richesse est mal répartie ».

Alors, au nom du politiquement correct, personne n’ose reconnaître que la production est également mal répartie, dans la famille, dans un pays et dans le monde. Et que les producteurs ne sont pas toujours les exploiteurs, que les inventeurs qui brevettent leurs efforts intellectuels ne sont pas toujours les responsables de la mauvaise répartition de la richesse et de la pauvreté dans ce monde mais, peut-être, tout le contraire.

À quel moment sommes-nous arrivés à ce défaut extrême de caractère ? La faiblesse de caractère est-elle une corruption de la civilisation ou appartient-elle à la nature la plus primitive de l’espèce humaine ? Ou est-ce simplement (confondre sa propre paresse avec la solidarité d’autrui) une défaillance intellectuelle de la pensée morale, de la volonté créatrice ?

Une nouvelle pensée de gauche ?

Il est probablement nécessaire de poser les bases d’une nouvelle pensée de gauche. J’ai conscience qu’une pensée ne peut être étiquetée et circonscrite par avance. S’il s’agit d’une pensée authentique, à sa naissance, nous ne pouvons savoir où elle nous mènera. Cela n’est possible qu’en théologie où l’on pose des prémisses en sachant d’avance que, en gros, les conclusions seront celles que nous souhaitons qu’elles soient, la confirmation d’une vérité ; non un mise en question radicale.

Toutefois, juste à titre d’hypothèse, peut-être pourrions-nous parler d’une refondation ou d’une nouvelle pensée de gauche : une pensée libre des complaisances populistes d’une autre époque qui ne perdrait pas sa radicalité dans la critique des sources de pouvoirs sectaires, catégorie dans laquelle on trouve les lobbies autant que le syndicalisme corporatif.

Je ne dis pas, bien entendu, que ce type de pensée de gauche (auto)critique n’existe pas. Le problème est qu’elle n’est pas visible en raison de son refus de la complaisance.

De toute évidence, nous ne pouvons nous faire beaucoup d’illusions sur son adoption par la classe politique car la nature de celle-ci est différente. Nous pouvons excuser en partie les politiques parce qu’ils doivent lutter contre les eaux impures des accords pragmatiques et stratégiques, parfois, mais seulement parfois, en vue d’un bien supérieur (je renvoie à mon bref essai, ‘Pense radicalement, agis avec modération’). Mais nous pouvons assurément l’exiger du reste de la société. En commençant, surtout, par la classe des intellectuels qui, contrairement à leur véritable fonction politique, devraient être moins soucieux d’éviter leur rôle historique de trouble-fêtes. L’intellectuel ne devrait manifester de crainte ou de complaisance ni avec César (l’intellectuel de droite) ni avec son peuple (l’intellectuel de gauche). Après tout, c’est cela qu’on appelait prophétiser, déjà depuis les critiques anciens de la Bible, malheureusement confondus avec ceux qu’on a appelés prophètes.

« II »

L’histoire de l’Uruguay et de l’Argentine a toujours souffert d’un certain bipolarisme. Des moments de grandes crises et de dépressions auto-destructrices, on passe à une euphorie tout aussi démesurée. Mais ce moral en dents de scie de la société du Rio de la Plata ne correspond pas à une réalité plus stable. Entre l’inondation de capitaux et le véritable développement il y a une distance considérable. Contrairement aux taux de croissance économique, la culture sociale du Rio de la Plata n’a pas avancé. En principe, on considère que ce sont les ressources économiques qui donnent une forme à ces relations mais il est très probable que, dans une grande mesure, ce soit exactement le contraire : une société montre un haut degré de développement à la manière dont se conduisent ses membres et à la qualité des relations que ceux-ci ont entre eux (Nous avons déjà consacré de nombreux essais à exposer les graves contradictions de certaines sociétés développées qui, comme l’Athènes de l’Antiquité, comme les États-Unis, manifestent un haut degré de civilité à l’intérieur de leurs frontières et une arrogance sauvage à l’extérieur.)

En dépit de certains progrès sociaux dans certains pays de notre région, nos sociétés du boom économique latino-américain présentent des villes excessivement sales et dangereuses, des extrêmes de somptueuse richesse et d’ultime misère, des policiers qui demandent encore des pots-de-vin ou que personne ne respecte, des citoyens qui contreviennent à toute norme sociale chaque fois qu’ils le peuvent, caillassages d’autobus gratuits et non sanctionnés, d’ingénieuses destructions des biens publics, des banlieues de plus en plus muselées, une jeunesse dissolue et abrutie par les aberrants « réseaux [3] sociaux » (le diable est dans les noms, dans les idéo-lexiques), des personnes honnêtes qui se sentent offensées par la moindre critique…

En Uruguay et en Argentine, on n’a jamais respecté rigoureusement la signalisation routière, les panneaux de STOP, mais, au moins, il y a quelques années on respectait les feux rouges. C’est exactement cela la mentalité du sous-développement qu’on s’évertue à nier. Elle n’a pas cédé, elle s’est renforcée avec la parodie importée de la consommation à outrance de gadgets importés.

Il suffirait de citer le niveau actuel du système éducatif selon certains standards internationaux. Bien que l’Uruguay se classe en deuxième position en Amérique latine dans les tests de PISA, abandonnant la première place au Chili, son rang parmi les pays participants à la dernière publication triennale, contredit la place d’honneur qu’il a occupé durant presque un siècle jusque dans les années soixante. Le fait que les derniers gouvernements aient augmenté le budget de l’éducation alors que les résultats ont baissé n’en est que la confirmation. Il est évident que l’investissement économique est crucial mais l’organisation du changement est toujours aussi défaillante, non seulement du point de vue administratif et stratégique mais aussi du point de vue de la culture générale : le modus operandi de la société reflété dans chaque individu. Ainsi, toute mesure pour lutter contre une réalité adverse se transforme en protestations dérisoires, agrémentées de discours et des mêmes pancartes, quand cela ne devient pas une négation destructrice sans objectif alternatif clair qui soit capable d’évaluer sa propre responsabilité. Trop de lamentations ; pas assez d’autonomie et de responsabilité.

La délinquance aussi a rajeuni. Je veux parler du caractère juvénile, adolescent et même infantile du crime. Ce n’est pas surprenant. Il y a treize ans, en plein dans une autre période d’euphorie néolibérale des pays avancés, nous attirions l’attention sur le fait que la crise à venir dans les dernières années du siècle était une bombe à retardement, car une économie se récupère en quelques années mais les effets sociaux persistent durant des générations. L’écrasante majorité des enfants naissaient et naissent dans des familles aux conditions très précaires de santé et d’éducation que n’avaient pas connues les éternels champions du monde.

Une partie du problème vient de ce que, au niveau populaire, la société latino-américaine est restée enfermée dans une rhétorique figée, faite de bribes de vieux intellectuels européens et étatsuniens, comme au XIXe siècle, qu’elle répète comme s’il s’agissait de nouvelles découvertes censées apporter le salut, et elle n’a pas su élaborer une pensée propre. Sauf dans des cas exceptionnels.

En Asie, notamment en Chine, le développement économique impulsé par le capitalisme communiste est allé de pair avec un développement de l’éducation formelle, aussi compétitive qu’aux jeux olympiques où les enfants sacrifient leur enfance à la recherche de la compétitivité et du succès. (Le développement social marche encore, de façon alarmante, loin derrière.) En dépit des nombreux millions investis, la Chine n’a pas eu les mêmes résultats en ce qui concerne la créativité et l’innovation, même si l’on peut supposer que cela viendra avec le temps.

J’ai toujours pensé, d’un point de vue marxiste, que les grands changements culturels (superstructure) étaient dus aux grands changements de la base économique et de production. Beaucoup de marxistes (tels Gramsci, Louis Althusser, etc.) ont remanié cette dynamique il y a quelques dizaines d’années. Mais le monde hypermoderne est un défi pour cette vision si claire de l’histoire. Ernesto Guevara, N. Chomsky, Paulo Freire, Eduardo Galeano et bien d’autres avaient une foi immense dans le chemin inverse, dans l’exigence morale, dans l’éducation, dans la concientização, etc. Bien que les changements structurels, aujourd’hui, ne soient pas aussi profonds qu’on veut bien nous les présenter, ce qui est vrai c’est qu’une société post-industrielle, informatisée, semble changer plus facilement du haut vers le bas, autrement dit depuis la culture et l’éducation vers l’ordre économique et productif, que l’inverse. Dans certains cas, la relative indépendance des deux champs (le culturel et l’économique) est particulièrement notable.

Les gouvernements peuvent faire beaucoup (à commencer par l’éducation formelle) mais tout est très peu comparé à ce qui serait nécessaire pour changer toute une culture qui souffre de deux problèmes historiques : l’autodestruction et l’autocomplaisance. La réussite économique seule ne peut la changer. Une profonde autocritique collective pourrait y parvenir. Mais, pour cela, il y a besoin d’un vivier de critiques incisifs et innovateurs, capables de promouvoir une pensée propre et non importée, une campagne incisive de prise de réflexion non seulement sur ce que « l’on est » mais sur ce que « l’on fait ». C’est un peu ce qui a réussi dans la lutte contre le tabac et les puissantes industries du tabac. Pourquoi cela ne marcherait-il pas dans d’autres domaines comme le civisme, comme le rôle de sa propre responsabilité dans les réussites personnelles et collectives ? Bien sûr, peut-être s’agit-il d’une tâche difficile au moment où les jeunes sont si occupés à des banalités globalisées par les « réseaux (anti)sociaux » au nom de la démocratie et la libération des individus.

Ce n’est pas que j’aie perdu ma foi en la future démocratie directe, en l’autonomie des personnes dans une société hyper-développée. Seulement la réalité montre que cette utopie s’éloigne chaque jour un peu plus, que les nouveaux outils de libération sont toujours et encore les jouets qui empêchent de grandir. Nous continuons à nous conduire comme des loups et des moutons alors que nous pensons être des individus libérés. Des individus virtuels d’une société virtuelle et avec une libération virtuelle, entourés de nouveaux capitaux et de vieilles ruines.

Décembre 2010

Traduction pour El Correo de : Antonio Lopez

El Correo. Paris, 24 janvier 2011

Notes

[1] Héros de la littérature espagnole des XVIe et XVIIe siècles caractérisé par son espièglerie (Larousse)

[2] Dans les différentes versions du texte original qu’on trouve sur Internet le texte dit « al imperio de tuno » qui n’est pas une expression attestée et qui pourrait se traduire littéralement par « à l’empire de coquin ». Il me semble qu’il s’agit d’une coquille et que l’on doit lire « al imperio de turno ». (NdT)

[3] Jeu de mots qui ne peut plus être rendu en français : « redes » c’est à la fois les réseaux et les filets (cf « rets »).

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